18 octobre 2022

130. David Henry Thoreau - Walden ou un air (de) mythe dans les bois - Franck Tusk

Walden[1] ou un air (de) mythe dans les bois

 

Par Franck Tusk, psychologue.


 


David Henry Thoreau est né le 2 juillet 1817 à Concord, dans le Massachusetts, au sein d’une famille d’origine anglaise, écossaise et française. Il étudie à Harvard de 1833 à 1837. Date à laquelle il obtint son diplôme. Il devint instituteur à l’école publique de Concord mais démissionne très rapidement. C’est aussi à cette date qu’il décide d’inverser l’ordre de ses prénoms, devenant ainsi Henry David Thoreau. Il se met alors à écrire et ouvre dans le même temps une école avec son frère. Il y enseignera jusqu’en 1841, puis deviendra ensuite précepteur pendant quelques années.

En 1845, il construit une cabane près du lac de Walden, à quelques kilomètres de Concord. Il s’y installe le 4 juillet, pour expérimenter une vie plus authentique, et écrire. Il y restera 2 ans et quittera définitivement la cabane en septembre 1847. Il rédigera plusieurs versions de son aventure à Walden durant les années suivantes et donnera de nombreuses conférences.

En 1848, il revient vivre chez ses parents et devient arpenteur. Il poursuit son activité d’écriture et de conférencier. A la mort de son père, en 1859, il reprend la fabrique familiale de graphite. A la fin de l’année 1860, son état de santé se dégrade, mais continue à écrire.
Thoreau meurt de la tuberculose le 6 mai 1862 à Concord.

 

 

Résumé de l’article 


Thoreau fait partie des auteurs classiques. Au sens où sa vie originale, haute en couleur, sa personnalité marquée, ses œuvres et ses prises de position très tranchées, ont suffisamment marqué les esprits pour que son influence perdure deux siècles plus tard. Et celle-ci ne semble pas près de s’amenuiser. Au contraire. D’une part, une frange de plus en plus importante de la population manifeste un intérêt grandissant pour l’écologie. D’autre part, le modèle de notre société moderne semble à bout de souffle. Au point qu’aujourd’hui se crée un clivage au sein de la population : il y a ceux qui, bon gré mal gré, continuent de suivre le modèle de vie, suggéré ou imposé par cette société ; et il y a ceux qui, écœurés ou n’en pouvant plus, souhaitent une autre vie. Mais laquelle ?

 

C’est ainsi que les temps modernes offrent une véritable cure de jouvence à Thoreau : les problèmes qu’ils énonçaient il y a deux siècles se confondent avec ceux d’aujourd’hui. Mais surtout, Thoreau semble apporter une solution : ses choix de « tourner le dos à la civilisation », de vivre dans une cabane au bord d’un lac, sans quasiment aucun moyen, faisant communion avec la nature, revenant à l’essentiel d’une vie épurée, loin des obligations de production, et de son corolaire, la consommation, fascinent les nouvelles générations. Ainsi, l’icône de la contestation du XIXème siècle est devenu un modèle, voire un prophète, pour ceux qui se retrouvent plus dans la société moderne. Plusieurs mouvement de vie alternative, se revendiquant de Thoreau, sont alors nés.

 

Mais que sait-on concrètement de la « légende » Thoreau, en dehors de l’image d’Épinal ? Que trouve-t-on réellement dans l’œuvre principale de Thoreau, à savoir Walden ou la vie dans les bois ?

 

L’aventure de Thoreau, loin de toute civilisation, fut-elle authentique, instructive ? Ou bien les souffrances générées par la civilisation moderne ont-elles créé un mythe faisant office d’antidote pour ces générations contestataires ?

 

 

I – L’apport théorique de Thoreau

1)    La vie insensée des hommes, l’agitation perpétuelle et le gaspillage

2)    Le travail vu comme un labeur dur et inutile

3)    Conséquence logique : une vie insensée

 

II – Thoreau : le mythe

1)    Le mythe matricien de Thoreau

2)    Mythe ou réalité ?

 

III – Conclusion

 

 

 

I – L’apport théorique de Thoreau

 

Thoreau s’exprime de manière très claire et sans ménagement. Il décrit longuement dans Walden, avec amertume, sa vision de l’humanité. Si celle-ci lui semblait déjà triste au milieu du 19ème siècle, que dirait-il aujourd’hui ? La vision de Thoreau, quant à la situation de l’homme, suit une certaine logique.

 

1)      La vie insensée des hommes, l’agitation perpétuelle et le gaspillage

 

Thoreau, en observant les hommes, part d’un constat qui le questionne : « Pourquoi vivre avec cette hâte et ce gaspillage de vie ? » p. 109

 

D’emblée, dès les premières pages de Walden, Thoreau pose un constat massif, en ne mâchant pas ses mots : les hommes de son époque lui apparaissent comme des « serfs du sol » (p. 11). Il enfonce le clou et précise, au sujet de cette « servitude », qu’il s’agit d’un « esclavage nègre » (p. 14).


De manière générale, il voit les hommes souffrir inutilement, faisant « pénitence de 1000 étranges façons » (p. 11). En avançant dans l’œuvre, on en apprend plus sur ces « pénitences ».

 

 

2)      Le travail vu comme un labeur dur et inutile

 

a)     Le travail use directement par l’ampleur du labeur quotidien

 

Rappelons ici l’étymologie du mot travail :

« Le verbe travailler provient du latin vulgaire tripaliare, signifiant « torturer », lui-même dérivé du nom tripalium, qui désigne un instrument de torture à trois pals. Dans les mots travail et travailler, il y a donc originellement les notions de torture, de souffrance, de douleur. »

 

Thoreau s’inscrit dans cette droite lignée tant il trouve que les hommes sont « écrasés et étouffés sous leur fardeaux » (p. 10). Tellement que selon lui, ces « vie de fourmis », c’est à dire celles de l’homme moderne qui travaille, à outrance (d’où les « burn out »), s’apparentent clairement à une « vie gaspillée » (p. 107).

 

 

b)     Le travail use indirectement par son inutilité

 

La réalité questionne Thoreau qui fait preuve de bon sens : « Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage, et non parfois à nous contenter de moins ? » (p. 46).

 

En effet, celui-ci, précurseur de la décroissance, semble fasciné par d’autres cultures, notamment celle des Indiens d’Amérique du Nord. Une comparaison qui oblige à questionner les besoins impérieux des hommes modernes. Par exemple, face aux Indiens qui construisent leur maison, des wigwams (sorte de hutte végétale) en quelques jours, Thoreau se demande pourquoi des hommes devraient payer toute leur vie, en travaillant avec acharnement, pour simplement devenir propriétaire d’une maison. Une maison qu’il juge surdimensionnée. Autant de par le luxe inutile qu’elle procure, que par le sacrifice qu’elle demande. A ce titre, Thoreau aura une vision très pertinente du coût exigé par tous ces besoins de confort : « Le coût d’une chose est le montant de ce que j’appellerai la vie requise en échange ». p. 40.

 

Ainsi, Thoreau utilise un très beau jeu de mot pour qualifier le monde travail. Il évoque plus particulièrement celui des ouvriers en parlant de « workhouse », qui signifie littéralement « maison du travail », mais aussi « pénitencier ». On ne saurait être plus clair.

 

Thoreau va même plus loin pour signifier l’inutilité du travail, à cette cadence, et plus précisément la dérive d’une vie centrée sur le travail : « les hommes devenus les outils de leurs outils » (p. 47, 48). Manière de dire que le travail n’est plus mis au service de l’homme, mais que l’homme, de par la place proéminente qu’il donne au travail, semble se mettre au service de celui-ci. Là encore, Thoreau, au 19ème siècle, dénonce déjà une réalité, à savoir l’esclavage de l’homme, qui ne cessera de se développer dans différents courants intellectuels et artistiques.

 

 

3)      Conséquence logique : une vie insensée

 

C’est pourquoi, Thoreau, toujours franc, se demande à propos des hommes : « Pourquoi, à peine ont-ils vu le jour, devraient-ils se mettre à creuser leurs tombes » (p. 11)

 

Pour lui, le constat est évident : « Les hommes se trompent. (…) Vie d’insensé, ils s’en apercevront en arrivant au bout, sinon auparavant. » (p. 12). Au final, sa conclusion est sans détour. Parlant de l’homme, il écrit : « Il n’a le temps d’être rien d’autre qu’une machine. » (p. 13)

 

Intervient ici en filigrane la notion de péché. J’entends d’un point de vue étymologique. C’est à dire péché, au sens de qui manque son but, rate sa cible.

 

En effet, on peut se demander si l’homme, cette prétendue œuvre d’art de l’évolution, a vocation à n’être qu’une bête de somme, un automate besognant sans conscience toute sa vie. N’a-t-il pas un cerveau trop évolué pour se restreindre à un rôle si rabaissant ? De plus, il vit dans un environnement naturel qui pourrait être paradisiaque. Et surtout épanouissant. Pourquoi ne pourrait-il pas en profiter, au lieu de le détruire ?

 

Thoreau, sans faire cependant référence explicitement à la notion de péché, le dit pourtant clairement : « Nos inventions ont coutume d’être de jolis jouets, qui distraient notre attention des choses sérieuses. » (p. 64). Aussi incitera-t-il les hommes, grâce à de discrètes références bibliques, à s’appliquer à travailler et peaufiner son intérieur, plutôt que de s’occuper à embellir l’extérieur. Entendant par-là ses possessions et surtout sa maison, qu’il payera toute sa vie.

 

Au sujet des besoins, qui obligent l’homme à travailler durement toute sa vie, Thoreau aime à rappeler ce qu’il tient pour des évidences : « Il n’est pas nécessaire pour l’homme de gagner sa vie à la sueur de son front… » (p. 85). Mais surtout : « je m’aperçois qu’en travaillant 6 semaines environ par an, je pouvais faire face à toutes les dépenses de la vie » (p. 83). Ainsi la question apparaît brûlante : mais pourquoi l’homme devrait-il travailler autant ? En d’autres termes, selon Thoreau, le travail vient donc dévier l’homme de sa trajectoire instinctive ou naturelle. Le fait est que seul l’homme moderne, dit civilisé, a pris ce chemin. Ce n’est pas le cas de nombreux autres peuples, dits primitifs, nomades ou sédentaires, ou bien encore d’autres espèces d’hominidés (homme de Neandertal), et même l’Homo Sapiens jusqu’à récemment encore.

 

Et à force de dévier, l’homme moderne dégénère. Là encore, rien de nouveau. Cela fait maintenant plus d’un siècle que des hommes ont posé ce constat, et tenté d’y remédier, chacun à leur sauce. Thoreau évoque donc également cette dégénérescence. Sans faire le lien avec la notion de travail, puisqu’il s’interroge : « Mais comment se fait-il que l’homme sans cesse dégénère ? » (p. 23). Une dégénérescence qui s’avère selon lui assez importante : « Nous sommes si dégradés que nous ne pouvons parler simplement des fonctions nécessaires à la nature humaine. » (p. 253, 554).

 

C’est à dire que l’homme a tant dévié de son chemin, qu’il s’est totalement dénaturé. Au point de vivre aujourd’hui dans un environnement qui l’affaiblit, jusqu’à, souvent, le rendre malade.

 

Ainsi, de plus en plus aigri, Thoreau en vient carrément à parler de bétail. Mais comme toujours, il se borne à constater, avec une certaine lucidité, le problème : « C’est le voluptueux, c’est le dissipé, que lancent les modes que (si scrupuleusement) suit le troupeau. » (p. 47) Sans toutefois chercher à le comprendre : qui lance ces modes, et dans quel but ? 

 

Thoreau emploie plusieurs fois le terme de troupeau : « J’ai accoutumé de penser que les hommes ne sont pas tant les gardiens des troupeaux que les troupeaux sont les gardiens des hommes… » (p. 68, 69).

 

Mais un troupeau peut-il réellement faire office de gardien ? Sa pensée semble incapable d’aller plus loin que le constat.

 

Thoreau est tout de même obligé de pointer le paradoxe de l’homme prétendu libre et pourtant esclave : « En général, les hommes, même en ce pays relativement libre, sont tout simplement, par suite d’ignorance et d’erreurs, si bien pris par les soucis factices et les travaux infiniment rudes de la vie, que les fruits les plus beaux ne savent être cueillis par eux. (…) l’homme laborieux n’a pas le loisir qui convient à une véritable intégrité de chaque jour. » (p. 12).

 

Pour une fois, Thoreau s’avance à donner les raisons de cette « ignorance » et l’emprise qu’ont sur l’homme les « soucis factices » : selon lui, l’homme est « l’esclave et le prisonnier de sa propre opinion de lui-même. », ou encore, « L’opinion publique est un faible tyran comparé à notre propre opinion privée. » (p. 14).

 

Sans élaborer plus sur un sujet à peine esquissé, le conditionnement, le façonnage de l’idéal par d’autres, Thoreau se contente de reprendre un exemple qui lui est cher, à savoir la construction de maisons inutilement spacieuses et luxueuses : « On dirait qu’en général les hommes n’ont jamais réfléchi à ce que c’est qu’une maison, et sont réellement quoique inutilement pauvres toute leur vie parce qu’ils croient devoir mener la même que leur voisins. » (p. 45).

 

S’il conclut en tranchant, « Cela coûte plus que cela ne vaut. » (p. 71), il ne poursuit pas sa réflexion. Thoreau ne fait rien de tous ces constats, qui pourtant s’accumulent.

 

En effet, il ne se demande pas réellement pourquoi ou comment l’homme est devenu ignorant. Pas plus qu’il ne se demande pourquoi l’homme est dirigé vers des « soucis factices » et des « travaux rudes ». Les raisons de ce conformisme ou de ce conditionnement sont totalement absentes dans son œuvre. Ce qui est doublement étonnant, de la part d’un homme qui semble vénérer la liberté et posséder une certaine culture biblique… A moins que cette culture ne soit que du vernis, comme il aime à le prétendre chez les hommes modernes ?

 

Pourtant, d’une certaine manière, Thoreau effleure le sujet, en signifiant que faire du commerce équivaut à se mettre « en route pour aller au diable » (p. 83). Il insiste en disant : « j’ai appris depuis que le commerce est la malédiction de tout ce à quoi il touche » (p. 84). Mais il ne va pas plus loin. Alors que la Bible le fait clairement à ce sujet.

 

Ainsi, Thoreau, exactement comme les humains d’aujourd’hui, n’envisage pas l’existence d’une action extérieure destinée à mener l’homme à sa perte. Il se borne à dresser un tableau aussi catastrophique que mélancolique de son époque : « L’existence que mènent généralement les hommes, en est une de tranquille désespoir. Ce que l’on appelle résignation n’est autre chose que du désespoir confirmé. », « ils croient honnêtement que nul choix ne leur est laissé ». (p. 15).

 

Sans doute que Thoreau étant un personnage insensible au conditionnement, il ne comprend pas cette injonction, et pense que l’homme est réellement libre. A l’opposé d’Einstein qui, par exemple, ne croit pas au libre arbitre de l’homme. Ou d’autres intellectuels intégrant des connaissances en psychologie, voire philosophie.

 

Toujours en fin observateur, Thoreau constate l’inversion des valeurs, telle qu’elle est clairement décrite dans le Kali Yuga ou la mythologie celtique notamment. Mais il ne va pas plus loin que la simple observation : « Ce que mes voisins appellent le bien, je le crois en mon âme, pour la majeure partie, être mal ». (p. 18).

 

Thoreau semble englué dans ce constat plombant, qu’il égrène partout dans son œuvre : parlant de la vie des hommes, il déclare sans hésitation, « leur existence a été une triste erreur » (p. 16).

 

Face à ce constat terrible, terrible pour un homme vivant, aspirant à partager avec ses semblables, Thoreau oscille entre diverses positions, classiques dans ce genre de situation :

 


Tout d’abord, l’espoir : Thoreau veut éveiller

 

Thoreau part toujours d’un constat : les hommes ont « succombé à l’assoupissement » (p. 106). Notamment grâce au luxe inutile et démesuré, prétendument « offert » par la civilisation. Thoreau fera ainsi l’apologie de la vie sauvage menée par les Indiens, surtout en comparaison de l’homme moderne, largement affaibli par la civilisation. 

 

Prenant ainsi appui sur le sauvage, Thoreau en vient alors à donner une définition élémentaire de l’éveil : « Être éveillé, c’est être vivant. » (p. 106)

 

Très vite, il enchaîne sur son espoir : « Il faut nous apprendre à nous réveiller et tenir éveillés… » (p. 106).

 

C’est pourquoi Thoreau déplore l’esclavage de l’homme, quand celui-ci pourrait utiliser son temps pour s’améliorer et évoluer : « Si au lieu de fabriquer des traverses et de forger des rails, et de se consacrer jour et nuit au travail, nous employons notre temps à battre sur l’enclume nos existences pour les rendre meilleures… » (p. 108).

 

Thoreau propose, sinon des solutions, au moins des moyens. Il avoue qu’il aimerait aiguiller les hommes pour qu’ils se mettent en branle : « Nous avons besoin qu’on nous provoque, - qu’on nous aiguillonne, comme des bœufs, que nous sommes, pour être mis au trot. » (p. 128).

 

Mais Thoreau se garde bien de donner une direction et semble ici emprunter la sagesse des maîtres orientaux : « Je ne voudrais à aucun prix voir quiconque adopter ma façon de vivre ; (…) ce que je voudrais voir, c’est chacun attentif à découvrir sa propre voie, et non pas à la place celle de son père ou celle de sa mère ou celle de son voisin. » (p. 85)

 

Il précise un peu le comment : « Il y a de nos jours des professionnels de philosophie, mais pas de philosophes. » (p. 22). En précisant bien ce qu’il entend par être philosophe : « Être philosophe ne consiste pas simplement à avoir de subtiles pensées, ni même à fonder une école, mais à chérir assez la sagesse pour mener une vie conforme à ses préceptes, une vie de simplicité, d’indépendance, de magnanimité, et de confiance. Cela consiste à résoudre quelques-uns des problèmes de la vie, non pas en théorie seulement, mais en pratique. » (p. 22).

 

Malgré tout, Thoreau constate amèrement son échec, attribuée à l’inertie des hommes. Tentant d’aider certaines personnes dans le besoin, il se confronte à cette réalité navrante : « elles ont toutes sans exception préféré d’emblée rester pauvres ». (p. 87).

 

 

Après l’espoir, l’amertume

 

Effectivement, Thoreau ne semble pas avoir réussi son œuvre alchimique, consistant ici à transformer les bœufs en hommes libres et éveillés. Ainsi, à force de nager dans l’acidité de ses constats dramatiques, Thoreau semble s’épuiser. Jusqu’à broyer littéralement du noir, au point de se demander comment il arrive à survivre : « Le miracle c’est (…) que vous et moi puissions vivre de cette sale existence gluante, manger et boire. » ; Pour lui, « la médiocrité de nos existences » (p. 251) semble peser lourd : « Je crains que (…) notre vie même ne fasse notre malheur. » (p. 252).

 

De même, il se plaint de ne pas trouver homme avec qui échanger : « je n’ai pas reçu plus d’une lettre ou deux dans ma vie (…) qui valusse la dépense du timbre. (…) Et je ne suis pas sûr de n’avoir jamais lu dans un journal aucune nouvelle qui en vaille la peine. » (p. 110, 111). Poursuivant cette logique, Thoureau sombre dans la mégalomanie : « S’ils n’avaient succombé à l’assouplissement ils auraient accompli quelque chose. Les millions sont suffisamment éveillés pour le labeur physique ; mais il en est sur un million qu’un seul de suffisamment éveillé pour l’effort intellectuel efficace, et sur 100 millions qu’un seul à une vie poétique ou divine. » (p. 106).


Vue son œuvre, il faut supposer qu’il se voit comme cet être, différent des 100 millions…

 

Néanmoins, Thoreau le puritain, se défend bien sûr de cette mégalomanie, en écrivant, comme pour mieux convaincre, qu’il est le pire homme qu’il connaisse (p.93). Vu sa charge massive contre les hommes, premièrement, on ne peut qu’en douter ; deuxièmement, on peut également se demander si Thoreau ne se défend pas ici juste pour tenter de prévenir une critique logique qui ne tarderait pas à la lecture de ses écrits.

 

Car Thoreau se pose en puriste, ayant des aspirations différentes de celles des hommes, et n’ayant que faire des désirs communs et si bas : « Mieux que l’amour, l’argent, la gloire, donnez-moi la vérité. » (p. 373). Quelle vérité ? Thoreau flirte ici, de loin, avec la notion de surhomme de Nietzsche : « on n’a jamais pris les mesures de capacité de l’homme ; et on ne saurait, suivant nuls précédents, juger de ce qu’il peut faire, si peu on a testé. » (p. 17). S’il semble frustré de ne pouvoir développer ce potentiel, on peut s’étonner qu’il ait autant besoin des autres pour le faire…

 

 

Après l’amertume, la rancœur

 

Thoreau ne semble n’avoir trouvé ni cette vérité, ni ces hommes qui mènent une vie divine ou exploitent ce potentiel divin. Et sa déception, palpable mais encore neutre, se retrouve dans Walden : « La plupart d’entre nous n’ont pas creusé à 6 pieds au-dessous de la surface, plus qu’ils n’ont sauté à 6 pieds au-dessus. Nous ne savons pas où nous sommes. » (p. 375).

 

Mais cette déception se transforme en rancœur et il ne s’en cache pas : « Si humble que soit votre vie, faites-y honneur et vivez-la ; ne l’esquivez ni n’en dites du mal. Elle n’est pas aussi mauvaise que vous. » (p. 370). Il semble également que Thoreau soit déçu de ses admirateurs : « Pas un de mes lecteurs qui ait encore vécu toute une vie humaine. » (p. 374).

 

Doit-on voir Thoreau comme un génie incompris des hommes, en avance sur son temps et condamné à la solitude ? Voyons cela.

 

 

II – Thoreau, le Mythe

 

Avant de répondre à la question, il nous faut faire un détour rapide sur la vision matricienne de l’auteur.

 

1)      Le mythe matricien de Thoreau

 

Je prends ici simplement Wikipédia, dont la vision me paraît emblématique et qui résume sans doute bien l’image de Thoreau pour l’individu lambda. Du moins un lambda qui ouvre quelques livres…

 

D’après Wikipédia, donc, on apprend que Thoreau a construit une cabane sur les rives de l’étang de Walden, non loin de Concord, fief de sa famille, dans le Massachusetts aux USA. Pendant deux ans (de juillet 1845 à septembre 1847), il a mené une vie à l’écart des hommes, en autarcie.

 

Thoreau est vu comme un initiateur à la spiritualité, utilisant la nature pour transcender l’homme ordinaire. Ses écrits et son amour de la nature ont été une source d’inspiration pour des naturalistes et autres écologistes. A un tel point, nous dit Wikipédia, qu’il est quasiment devenu un gourou pour certains admirateurs ayant été fascinés par l’aventure de Walden.

 

Les écrits de Thoreau auraient influencé, de par « la dimension prophétique » de son œuvre, d’après Gilles Farcet (écrivain français, promouvant une spiritualité inspirée par Arnaud Desjardins), des hommes comme aussi célèbres que Gandhi, J.F. Kennedy, ou Martin Luther King.


On va voir si une telle prouesse paraît crédible…

 

 


2)      Thoreau, l’aire-mythe

 

a)     Les motifs de Thoreau

 

Tout d’abord, dans quel but Thoreau s’est-il exilé dans les bois ?

Voici ce que Thoreau en dit : « Je gagnais les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie. (…) Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie. » (p. 107).

 

Très noble aspiration. Et ce n’est pas du tout parce que Thoreau, en grand naturaliste expérimenté, a mis accidentellement le feu à une forêt voisine, ravageant ainsi pas moins de 120 hectares, et s’était attiré les foudres des locaux. Même Michel Granger, un fan, est obligé de dire que Thoreau s’est mis au vert pour chercher à disparaître quelques temps de sa vie natale, où il n’était plus très bien vu…

 

Il faut croire que 2 ans ont suffi à Thoreau pour avoir trouvé la sagesse, n’ayant ainsi plus besoin de vivre alors une vie qui n’était pas la vie. En effet, après seulement 2 ans et 2 mois, Thoreau quitte définitivement Walden (il y était déjà parti auparavant), avec un motif qui tranche un peu avec la profondeur de sa dimension éminemment spirituelle. En effet, Thoreau se montre soudainement laconique. Lui qui était capable de décrire sur 3 pages le mouvement des bulles sous la glace de l’étang en hiver, résume son motif de sortie en deux phrases, creuses de surcroît : « Je quittai les bois pour un aussi bon motif que j’y étais allé. Peut-être me sembla-t-il sur j’avais plusieurs vies à vivre, et ne pouvais donner plus de temps à celle-là. » (p. 365)

 

Pour un chef de file de l’écologie spiritualiste, ayant passé sa vie à remanier son œuvre (il fit 7 versions de Walden), résumer ses motifs de départ, après 2 ans d’une intense expérience aux fonds des bois, en deux phrases, paraît, sinon une pirouette ridicule, du moins très « short ».

 

 

b)     Thoreau, l’ermite ?

 

Le sujet est résumé sur la 4ème de couverture :

« Thoreau tourne le dos à la civilisation et s’installe seul, dans les bois, à un mile de tout voisinage, dans une cabane qu’il a construite lui-même, au bord de l’étang de Walden. »

Thoreau lui-même insiste beaucoup sur le caractère isolé de sa « retraite » :

« Mon plus proche voisin est à un mile de là, et nulle maison n’est visible que du sommet des collines dans un rayon d’un demi mile de la mienne. J’ai tout à moi seul mon horizon, borné par les bois… » (p. 152).

« J’ai, pour ainsi dire, mon soleil, ma lune et mes étoiles, et un petit univers à moi seul. (…) pour ma retraite » (p. 152).

« j’eus soudain le sentiment d’une société si douce et généreuse en la nature (…) qu’elle me rendait insignifiant les avantages du voisinage humain, et que depuis jamais plus je n’ai songé à eux. » (p. 154).

 

Thoreau, ermite au fond des bois, loin de tout ce qui rappelle la civilisation, ayant oublié les hommes ? Voyons ce qu’il en est de la réalité, qu’il décrit lui-même dans son œuvre.

 

En réalité, Thoreau a construit sa cabane dans les bois, certes, mais à 2,4 km de son village. Ensuite, celle-ci était tellement éloignée de la civilisation que Thoreau disait parfois entendre de sa cabane la musique au loin (p. 167). De plus, le train passait si proche de ses champs que Thoreau entendait les commentaires des voyageurs dans le train, qu’il sentait si ceux-ci fumaient la pipe, qu’il était réveillé à minuit par l’ébrouement des locomotives. A noter que Thoreau, qui a tourné le dos à la civilisation, ne semblait aucunement gêné par ce train, au contraire : « Je guette le passage des wagons du matin dans le même sentiment que je fais le lever du soleil… » (p. 127).

 

Thoreau guettant avec impatience et une délectation similaire à celle du lever du soleil, le passage du train le matin ? Étonnant pour un homme ayant décidé de tourner le dos à la civilisation. Mais il y a plus grossier. Toujours dans la construction de son personnage, Thoreau affiche son penchant pour la solitude : « Je trouve révolutionnaire d’être seul la plus grande partie du temps. (…) J’aime être seul. » (p. 158).

 

Pourtant Thoreau lui-même écrit, 4 pages avant la précédente déclaration : « Être seul était quelque chose de déplaisant. » (p. 154). Quelques pages plus loin, le mythe de l’ermite ayant tourné le dos à la civilisation, vole en éclats : « Je crois que tout autant que la plupart j’aime la société, et suis assez disposé à m’attacher comme une sangsue momentanément à n’importe quel homme plein de sang à se présenter à moi. Je ne suis pas un ermite de nature… » (p. 163)

 

Et c’est loin d’être fini. Thoreau écrit, comme s’il n’y avait aucune contradiction avec sa manière de se présenter comme un ermite vivant seul dans les bois : « J’eus plus de visiteurs pendant que j’habitais dans les bois qu’en nulle autre période de mon existence. » (p. 167). On peut même dire que la cabane de Thoreau était régulièrement littéralement bourrée à craquer : « J’ai eu jusqu’à 25 ou 30 âmes, avec leur corps, en même temps sous mon toit… » (p. 163). Il va même jusqu’à préciser que « Lorsque les visiteurs s’en venaient en plus grand nombre et inespéré… » (p. 163), ne pouvant nourrir tout le monde, ils partageaient une « abstinence » de repas…

 

De même, Thoreau a tellement tourné le dos à la civilisation que « Chaque jour ou sur un jour d’intervalle j’allais faire un tour au village, entendre quelques-uns des commérages qui là sans cesse vont leur train (…) et qui, pris en doses homéopathiques, étaient, il faut bien le dire, aussi rafraîchissant, à leur façon, que le bruissement des feuilles (…) De même que je me promenais dans les bois pour voir les oiseaux et les écureuils, ainsi me promenais-je dans le village pour voir les hommes et les gamins. » (p. 194).

 

En fait, Thoreau avait tellement l’air, malgré toute la poésie qu’il en a sortie, de s’emmerder dans ses bois, qu’il se rendait en ville, chaque jour ou presque, rien que pour observer les lieux : « J’observai que les organes essentiels du village étaient l’épicerie, le cabaret, le bureau de poste et la banque. » (p. 195).

 

De même, il aimait aller en ville presque tous les jours pour se repaître de social, jusqu’à faire ce qu’il nomme lui-même, « une indigestion de société humaine et de commérages », ou cherchait tellement la compagnie d’amis que régulièrement il allait jusqu’à « user jusqu’à la corde tous mes amis du village » (p. 194). Et ce gavage de social durait longtemps : « Rien n’était plus plaisant, lorsque j’étais resté tard en ville, que de me lancer dans la nuit… » (p. 196). Ainsi, même en hiver, Thoreau restait jusqu’à 10 ou 11h du soir au village avant de rentrer, de nuit et dans la neige, à sa cabane… (p. 283).

 

Ainsi, Thoreau aime tellement être seul qu’il reçoit des visiteurs parfois jusqu’à des heures tardives, au point que ceux-ci ne repartent que lorsqu’il faisait nuit noire (p. 197). Sans parler des chasseurs, qui venaient également le voir (p. 316). Sans parler d’un poète que Thoreau a pris en pension pendant 15 jours, dans sa cabane à la pièce unique… (p. 276).

 

Comment, en lisant son œuvre, peut-on encore croire au mythe de Thoreau, ermite ayant tourné le dos à la civilisation et ayant jusqu’à avoir oublié les hommes ?

 

 

c)      Thoreau, mythomane, délirant ou les deux ?

 

En réalité, la construction du mythe touche tous les domaines de la vie de Thoreau. A un tel point que cela interroge : à l’évidence, il ne s’agit pas de la seule construction d’un personnage fictif. C’est toute une vie, dans les moindres détails, qui paraissent délirant. Voici de nombreux exemples.

 

Thoreau fait d’un côté l’apologie du végétarisme, pour la pureté engendrée par une telle alimentation, et d’un autre côté il avoue manger du rat (p. 249), sans que cela semble une nécessité.

 

De même, après avoir vomi le travail, il en fait soudainement une vertu à d’autres endroits : « Si vous voulez éviter l’impureté, et tous les péchés, travaillez avec ardeur, quand ce serait à nettoyer une écurie. » ; en précisant à contrario que « De l’activité naissent sagesse et pureté ; de la fainéantise ignorance et sensualité. » (p. 253). En fait, au sujet du travail, Thoreau se révèle être une vraie girouette. En effet, 3 pages plus loin, le travail, qui était garant de la pureté de l’homme, ne devient plus nécessaire : « Pourquoi les hommes s’agitent-ils ainsi ? Qui ne mange pas n’a pas besoin de travailler. »

 

Comment ne pas considérer comme délirant les propos qu’il écrit lui-même, quelques pages plus loin :

 

« Je m’étais retiré si loin dans le grand océan de la solitude, où se perdent les rivières de la société… » (p. 167) Rappelons que sa cabane est à 2,4 km de la ville… « je n’avais personne à qui parler… » (p. 202). On a vu à quel point Thoreau ne parlait à personne…

Effectivement, celui-ci semblait tellement mal supporter la solitude, qu’il s’était inventé des amis imaginaires, y compris parmi les plantes : « il m’arrivait fréquemment de faire 8 ou 10 miles dans la plus profonde neige pour être exact au rendez-vous avec un hêtre, ou un bouleau jaune, ou quelque vieille connaissance parmi les pins… » (p. 302).

 

Thoreau décrit même des scènes purement délirantes :

« Je dépose mon livre pour aller à mon puits chercher de l’eau, et, voyez !, j’y rencontre le serviteur du brahmine, prêtre de Brahma, Vichnou et Indra, du brahmine encore assis en son temple sur le Gange, à lire les Védas, ou qui demeure à la racine d’un arbre avec sa croûte et sa cruche d’eau. Je rencontre son serviteur venu tirer de l’eau pour son maître, et nos seaux, dirait-on, tintent l’un contre l’autre dans le même puits. L’eau pure de Walden se mêle à l’eau sacrée du Gange. » (p. 337).

« J’entendis tout là-bas un merle, le premier que j’eusse entendu depuis des milliers d’années, me semble-t-il, et dont je n’oublierai l’accent d’ici d’autres milliers d’années. » (p. 352).

 

La poésie de Thoreau ne se confond-elle pas avec un délire pur et simple ?

 

De même, s’il ne délire peut-être pas au sens strict, parfois son discours semble mêler la poésie et la mythomanie. Notamment à travers son exemple des guêpes : « Les guêpes vinrent par milliers à ma cabane en octobre (…) et s’installèrent sur mes fenêtres à l’intérieur, et sur les murs au-dessus de ma tête (…) je ne me mis guère en peine de m’en débarrasser : je pris même pour compliment leur façon de considérer ma maison comme souhaitable asile. Elles ne m’inquiétaient jamais sérieusement, bien que partageant ma couche ; » (p. 274). Comment peut-on croire à une telle réalité ? Des milliers de guêpes dans si une petite cabane à une pièce unique, sans que cela ne soit problématique ?

 

Un autre grand chapitre, à l’évidence largement teinté de mythomanie, concerne le personnage de Thoreau le bricoleur et spécialiste du feu.

 

Pour qui connaît un peu ces pratiques, ses écrits ne peuvent que relever, au minimum, de la mythomanie, sinon du délire.

 

Par exemple, Thoreau qui est censé vivre dans le dénuement, sans jamais évoquer ses séances de bricolage, d’un coup, se retrouve avec plein de matériaux de construction, dont la provenance est, soit problématique, soit douteuse. Concrètement, Thoreau évoque du plâtre, des briques, des travaux de maçonnerie : il n’a jamais fait mention d’outils ni ne parle de la manière dont il acheminait ces lourds matériaux. En outre, pour un connaisseur, c’est clairement à mourir de rire : Thoreau prétend faire de la chaux avec des coquilles (de quoi ?) ramassées près de l’étang ? Idem pour le sable, Thoreau se fournit près de l’étang. Très poétique, mais très peu réaliste… 

 

De même, Thoreau évoque ce qui semble sorti de nulle part : « Mon occupation au-dehors [en hiver] maintenant était de ramasser le bois mort dans la forêt, pour l’apporter dans mes mains ou sur mes épaules, quand je ne traînais pas un pin mort sous chaque bras jusqu’à mon hangar. » (p. 284). On se demande spontanément de quel hangar Thoreau parle-t-il… lui qui n’a construit qu’une cabane.

 

Ensuite, il apparaît évident que Thoreau le puriste aime à se vanter, notamment en traînant deux arbres à la fois. Mais pas que. En termes de construction, Thoreau s’illustre également en se montrant aussi fort qu’habile : il claironne notamment qu’il plante les clous d’un seul coup (p. 280). Pour qui bricole, c’est à se tordre de rire…

 

Concernant le feu, même topo : pour qui connaît la réalité, les propos de Thoreau sont purement mensongers, voire délirants. En effet, Thoreau n’a pas eu le temps d’amasser et de faire sécher du bois pour l’hiver. Mais cela ne pose pas de problème : « Quoique entièrement saturées d’eau et presque aussi lourdes que du plomb, non seulement elles brûlent [ses billes de bois, souches] longtemps, mais firent un excellent feu. » (p. 284). Ainsi, Thoreau prétend faire des feux flamboyants avec de vieilles souches, imbibées d’eau depuis de 30 ou 40 ans… (p. 287).

 

Il faut vraiment être un poète déconnecté de toute réalité pour croire de telles inepties…

 


 

III – Conclusion

 

Deux phrases de Thoreau peuvent résumer la problématique de son authenticité :

 

« je ne me soucie guère du plus ou moins d’honnêteté de mes mots » (p. 253). Est-ce clair ?

« Pour la plupart nous ne sommes pas où nous sommes, mais dans une fausse position. » (p. 370).

Thoreau s’inclut avec raison dans ce constat. Et on comprend pourquoi.

 

Néanmoins, Walden pose à minima plusieurs questions :

 

Si l’on peut supposer que le « mythe Thoreau » ressurgit avec force lors d’un moment de crise, son œuvre peut-elle réellement servir de modèle pour ceux qui souhaitent aujourd’hui une autre vie ?

 

Autrement dit, l’ouvrage de Thoreau pourrait-il s’apparenter au lotus, dont les racines partent de la boue, pour donner, à la surface, une magnifique fleur : est-ce que de « la boue du mensonge » et de l’imaginaire, ne peuvent naître la sagesse ? 

 

C’est toute la question posée par les textes sacrés, comme la Bible et autres, ou bien les écrits de certains auteurs mystiques, tels Castaneda ou Jodorowsky. 

 

Une œuvre, authentique et factuelle, est-elle nécessaire pour engendrer une certaine sagesse ?

 

Pour ma part, les deux derniers auteurs cités semblent montrer que non. Il est clair notamment que les écrits de Castaneda apportent beaucoup de repères pour orienter et mener sa vie concrètement, à partir de là où l’on est. De nombreux livres ont été écrits à ce sujet. Et, en effet, il faut au moins ça. De même, on constate, par exemple, que des millions de catholiques disent la même chose de la Bible. Sans avoir la moindre certitude quant à la véracité de ce qui est rapporté – cela ne semble pas l’essentiel – seule la foi paraît importante, pour orienter, cadrer, voire régir leur vie entière.

 

Ainsi, l’authenticité n’est pas facteur d’efficacité pour celui qui chemine sur une voie.

 

Néanmoins Thoreau n’est pas censé offrir une initiation ésotérique, ni même spirituelle, et se veut au contraire très pragmatique. Pourtant, il n’apporte pas moins des principes de vie, à mettre en application. Qu’il les ait expérimentés lui-même ou non. Comment savoir s’ils sont réellement efficaces, puisqu’il ne semble pas les avoir appliqués lui-même très longtemps, ou de manière authentique ?

 

On pourrait penser que plus les grandes lignes, d’une œuvre ou d’un auteur, sont floues, plus l’interprétation subjective, et la mise en application, détermineront l’efficacité.

 

Au contraire, si le message est trop précis, façon « mode d’emploi », il est fort à parier que l’individu, assisté plus qu’engagé réellement, ne trouvera pas de solution satisfaisante.

 

Mais tout ceci pose une question plus fondamentale :

 

La renommée, le « mythe Thoreau », et l’engouement qu’il a suscité chez nombre de personnes, montrent clairement que l’homme a besoin, d’une part de croyances, et d’autre part de construire des légendes, à minima des modèles, pour s’orienter, s’avancer sur une voie. Comme si sa seule volonté n’était ni suffisante ni légitime, ou simplement incapable de créer. Ainsi, il lui semble nécessaire d’ériger des mythes, quitte à puiser chez des délirants, pour pouvoir se revendiquer d’un certain courant et, surtout, suivre une voie. Donc, comme si les hommes ne pouvaient penser par eux-mêmes, et devaient se ranger derrière des grandes figures intellectuelles ou spirituelles qu’il leur faudrait suivre. Quitte à prendre quelques distances avec la réalité…

 

D’où le succès des groupuscules ou sectes. Avec toujours, ou presque, un patriarche en tête. Et cela semble le plus important : l’homme paraît avoir cruellement besoin d’un modèle à suivre, voire d’un père. Car, à moins d’être délirant, et c’est peut-être là une des utilités sociales des délirants, l’homme s’autorise rarement à suivre ses propres convictions, à créer son propre sillon. En revanche, dès qu’un autre, qui plus est un autre reconnu et auréolé, s’affirme, il n’hésite pas à se revendiquer fièrement de sa pensée.

 

Autrement dit, le besoin de suivre, et l’incapacité de créer, d’oser, d’inventer, ou simplement de croire en ses propres convictions (qui bien souvent ne sont pas les siennes), semble être une règle chez l’homme. Une règle qui se retrouve partout dans la société, dans la politique, jusque dans les religions, en passant par les courants intellectuels. Ce côté suiveur, Thoreau dirait moutonnier, ne manque pas de s’interroger quant à la nature de l’homme…

 

Serait-ce là l’utilité du « mythe Thoreau », et plus généralement des hommes hors normes, s’affranchissant des conditionnements, voire de la réalité ? Ouvrir une voie alternative, au moins en théorie, et apporter une locomotive de tête aux « hommes-wagons » pour avancer ?

 

Est-ce là la raison de l’engouement pour Thoreau : l’incapacité notoire de l’homme à s’extraire du malaise issu de la société et tracer son propre chemin ?

 

Un chemin pour aller où ? Un chemin pour aller quelque part, ou pour fuir quelque chose ? Cette facilité à croire des délirants ne montre-elle pas, précisément, le besoin qu’a l’homme de croire ? C’est à dire croire en une interprétation de la réalité, peu importe la croyance, peu importe sa distance avec la réalité ? Peut-être même précisément parce qu’elle permet de s’éloigner de la réalité ?

 

Autrement dit, on peut se demander si le réel est à ce point terrifiant que l’homme doive s’empresser de croire à n’importe quelle interprétation, pourvu qu’il ne soit plus confronté à ce réel ? Si c’est le cas, qu’est-ce qui, dans ce réel est aussi énigmatique que terrorisant pour l’homme ?

 


Franck Tusk, psychologue.

 

 


 

 


Portrait de Thoreau (issu du livre Marcher, de Thoreau lui-même, éditions Le mot et le reste, 2017) :

 


 



[1] Edition Gallimard, 1922 (pour la traduction française).

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