15 février 2021

37. L'art contre les masses. Une réflexion sur l'art moderne - Gérard CONIO

 

« L’Art contre les Masses. 


 Esthétiques et Idéologie de la Modernité »

Un Essai de Gérard CONIO[1]  

 Éditions L’Age d’Homme, Lausanne, 2003

Résumé et extraits

 

 

Avant-propos_____________

 

Moi, je ne suis qu’un amuseur public qui a compris son temps et qui a exploité de son mieux l’imbécillité, la vanité et l’avidité de ses contemporains… La confession que je vous fais est amère, plus douloureuse que vous ne pouvez le croire, mais elle a le mérite d’être sincère.

                                  
(Pablo Picasso, lettre à Giovanni Papini)

 

 

 

 

Le pavé de Gérard Conio ressemble à un cri de désespoir qu’il justifie par une ‘histoire ‘ de l’art moderne et de la modernité en général.  Dans son histoire de l’art moderne, l’art est supplanté par la culture de masse, « simulacre pour écarter l’art de la vie... pour transformer l’art et l’homme en marchandise. » Il dénonce « la pensée totalitaire au service des oligarchies mondiales... la barbarie au nom de la civilisation... le matérialisme mercantile s’imposant sous le masque de l’humanisme.» Il dénonce « la collusion entre le conformisme grégaire des masses et les groupes d’influence qui tendent à monopoliser le pouvoir. »

 

Il recense les esthétiques du XXè siècle comme autant de résistances de la création artistique « à l’usure des formes autant qu’à la pression délétère de l’environnement social. » A travers son ouvrage, en filigrane, m’apparaît le rôle destructeur du matérialisme et de l’agnosticisme sur la création artistique : « A l’illusion du moi répond l’illusion de la forme »

 

Il s’indigne de la récupération de révoltes d’artistes. Même une provocation comme celle, par exemple, de l’urinoir de Marcel Duchamps[2] est désamorcée, banalisée en pièce de musée offerte en spectacle à la foule. 

Quand il cite les grands artistes, il dit : tous « nous tendent le même visage supplicié de la grandeur humaine. Non la grandeur pompeuse des héros et des statues, non la fausse grandeur de celui qui ‘se croit’… mais la grandeur de l’être calciné qui pour apparaître doit aller jusqu’au bout de sa ...transfiguration...dé-création de cette parade illusoire que l’on veut nous faire prendre pour la réalité. »

 

Il rejoint alors, me semble-t-il, cette constatation de Steiner en 1921: «L’expérience vécue de l’agnosticisme du XIXe siècle pose devant notre âme un problème qui pourrait être énoncé de la manière suivante : le monde extérieur que nous percevons avec nos sens est-il une réalité complète, définitive, dont nous n’avons qu’à chercher passivement le sens, ou alors cette réalité extérieure ne serait-elle qu’un côté de la vraie réalité ? » (GA 78 )

 

« Les secrets du monde ne pénètrent dans la conscience, ne deviennent évidents que si l’être humain les aborde avec un sens artistique » (GA 78 )

 

Mais qui va nous aider  à développer ce sens artistique ? Des institutions culturelles souvent adonnées à la culture de masse, que G. Conio dénonce ? Une Instruction Nationale (je n’ose dire ‘Éducation’ Nationale) et ses programmes de formatage des élèves aux besoins ponctuels de l’économie? 

_____________________________

 

La Révolte contre la forme

 

Le vingtième siècle est sous le signe de la révolte contre la forme. Le combat contre la tradition entraîne un changement radical de perception de l’œuvre d’art. De là s’ensuit une succession de transformations qui aboutissent à la fin du siècle à la disparition de l’œuvre d’art elle-même dilué dans le n’importe quoi. Ainsi ‘l’art contemporain’ ne présente plus qu’un intérêt sociologique. Après avoir déconstruit les formes héritées du passé puis la forme elle-même, les artistes se livrent, le plus souvent, à des expériences destinées à aiguiser le sens critique des spectateurs plutôt qu’à susciter en eux des émotions pures et désintéressées.

 

Après la défense de l’art contre l’utilitarisme «l’art de gauche» russe a pris finalement des positions que n’auraient pas désavouées les nihilistes du siècle précédent qui proclamaient «la destruction de l’esthétique». A l’origine de cette régression une confusion entre l’art et la vie, entre l’idéologie et l’esthétique. Sous la référence de valeurs esthétiques se sont glissé en réalité des conditionnements psychosociologiques, glissement sémantique  visant à intégrer l’individu dans la masse. Depuis 1930 dans tous les pays, sous tous les régimes, l’art s’est confondu avec la propagande. Seules les formes de la propagande ont évolué.

 

Le renouvellement permanent des moyens d’expression a sombré dans une sorte d’ivresse de l’éphémère et la notion même d’œuvre d’art s’est vidé de toute raison d’être. La forme libérée a fini par perdre sa validité et sa légitimité et a conduit maints  artistes à se contenter de provoquer les sens. En devenant critique, la création en vient à douter d’elle-même et à se remettre sans cesse en question. La modernité lui a ôté son innocence, son évidence.

 

La Création

 

Mais les lois de la création sont immuables, la création est un principe de vie inaltérable. Ce qui change c’est son rapport au monde extérieur, ses conditions de réalisation et le monde social. Les querelles des anciens et des modernes qui réactivent périodiquement la vie culturelle sont donc à la fois vaines et indispensables.

 

Modernité et décadence

 

Dans l’évolution de l’art moderne chaque étape semble nier les précédentes dans une course folle en avant. Ce processus a commencé au milieu du 19ème siècle. On est entré dans une ère de ruptures et l’esthétique de la laideur de Baudelaire et la poétique de l’alchimie du verbe de Rimbaud ont inauguré une chaîne de métamorphoses et de renversements qui ont conduit peu à peu à l’effondrement du monde judéo-chrétien.

 

Nous sommes les derniers survivants de la civilisation du Livre dans les ténèbres de la société mondiale, ouverte à toutes les ruses de l’idéologie. La ‘canaillocratie’ dénoncée par Baudelaire a triomphé et domine le monde. L’homme créatif a été submergé par l’homme spéculatif. Après la dégradation de l’esthétique et de la morale, la société entière a sombré dans l’égout de l’économie de marché; économie ou plutôt réalité déguisée sous un mot trahi et pollué. Et la création décalée a fait place à la création travestie. Vidée peu à peu de son contenu, l’œuvre d’art s’est avilie en produit de marché et les artistes les plus lucides du XXè siècle, contraints au silence ou à la disparition devant une situation sans issue, sont englobés dans la confusion générale des «valeurs» mot clé d’une ambiguïté symptomatique de la décadence déguisée en progrès.

 

Le nouveau consensus récupère les mythes modernes, de la sacralisation du nouveau à la défense des minorités, du culte de l’éphémère à l’exaltation du métissage. En fait, sous ce bariolage séduisant se dissimule honteusement la pensée ethnocentrique la plus rance, la plus hostile à la différence, une idéologie conformiste qui sous un égalitarisme de façade cultive le racisme, l’eugénisme et l’élitisme des médiocres.

 

Idéologie et art

 

La tentation de détacher toute forme de création de son contexte idéologique  relève d’un aveuglement non moindre que celui de l’excès inverse; le sociologisme vulgaire. Le slogan publicitaire qui fait rage : «Soyez différents !» donne la clé d’un pseudo pluralisme : plus vous serez différents plus vous serez conformes. Un magnat de la presse a eu l’idée géniale de publier 2 journaux strictement  identiques sous 2 titres différents.

 

Nos musiques, nos peintures, nos revues, nos journaux, nos livres, nos paysages, nos partis politiques, nos syndicats, nos chaînes TV sont aussi différents qu’interchangeables. Sous notre pluralisme se cache un processus de normalisation qui génère l’identique sous le masque de la diversité, réduit les écarts, propage la bêtise et la médiocrité et, sous couvert de liberté de choix, impose de multiples et invisibles conditionnements.

 

Comme au royaume de Midas tout bienfait, tout progrès tend à se transformer en son contraire. La société occidentale semble entrée dans «l’ère du vide» (Gilles Lipovietski). Notre pluralisme a confondu les valeurs et dans celui-ci, notre liberté n’est qu’un leurre; elle s’effrite dans une poussière multicolore de moments arbitraires et vides, disjoints.

 

Fascination par le lointain.

 

Gérard Conio dit de lui-même : «J’ai fait de l’insoumission ma raison de vivre. Je fus épris de liberté et de grand large, je me suis rebellé contre mes racines et mon identité, j’ai privilégié les mirages de l’altérité face aux aliénations d’une identité piégée mais aujourd’hui, arrivé au terme d’une errance qui m’a mené de plus en plus loin de mon noyau originel, et tout en sachant que l’ouverture à la pensée de l’autre est essentielle et qu’un homme se construit dans une dialectique entre la pensée du dehors et la pensée du dedans, je décèle les pièges, les leurres, les artifices contenus dans l’appel du dehors. »

 

Mais revenu en France il se sent en exil. «L’exil, c’est la distance entre moi et moi, entre ce que je suis et ce que j’ai été,  entre celui que je crois être et ce que j’aurais voulu être. »

 

«Le sentiment tragique de la vie ...est un sentiment d’exil. » Il admire Proust qui a su « s’exiler de la comédie humaine pour l’immortaliser... »

 

Puis, au  terme de son errance, il reconnaît que : «La création la plus moderne, l’art le plus sulfureux, le plus gros d’avenir ne craignent pas de se ressourcer à l’engrais d’un terroir.»

 

«Créer, c’est voyager dans un pays où tout est nouveau

 

 

Dans ce livre format A3 de 347 pages on trouvera bien d’autres idées et constats concernant l’œuvre artistique. Ces lignes ci-dessus ne sont qu’un petit extrait choisi subjectivement en rapport avec les méfaits du mondialisme ultra-libéral.

 

 

Au sommaire :

 

I - La Création Décalée et la Révolution de la Forme

- La création décalée

- L’exil comme digression

- Du dernier poème au dernier tableau

- La matière et la forme dans le cubo-futurisme russe

- Le mur dans l’avant-garde russe : vecteur et limite de l’utopie

-Création et Production : (Théorie et genèse de l’avant-garde russe)

 

II - La Création Décalée et la Révolution de l’Esprit

- De la poésie à la prose

- Le sujet lyrique et la prose du monde dans la littérature russe

- Vladimir Maïakovski et la révolution de l’esprit

- Langage poétique et langue de bois

- Théâtre et société dans la culture russe

- Le livre soviétique pour enfants : vivier de la culture russe

- Le roman face à l’histoire : Chalamov contre Soljenitsyne

- L’anarchisme mystique d’A. Platonov

- Le dedans et le dehors chez M.Boulgakov

- Dits et non dits de V. Chklovski

- Eisenstein, le MLB et la crise de l’art

 

III - De la Création Décalée à la Création Travestie

- Poétiques du déracinement

- Des signes aux produits : la création littéraire et le discours dominant dans la démocratie occidentale

- Langages dépravés, langages sublimés. Dépravation et sublimation dans les discours poétiques et politiques des systèmes totalitaires

- Modernisme et modernité

 



[1]
Gérard Conio. Né en 1938. Professeur émérite de l’Université de Nancy. Il est agrégé de lettres modernes, auteur d’un doctorat de 3e cycle Sources françaises et références occidentales dans la poésie russe de 1892 à 1930 et d’un doctorat d’état Crise des valeurs et renouvellement des modes d’expression dans la vie culturelle russe de 1892 à 1930. Après plusieurs années de lectorat dans les universités de Lódz, Alma-Ata, Odessa, Bratislava, il enseigne à l’université de Besançon puis de Nancy II où il est responsable de la section de russe et de serbo-croate.

 

 


[2]
Intitulé « Fontaine » (Fountain). Il s’agit d’une œuvre du type « ready-made » (un objet tout fait). L’auteur a choisi un urinoir industriel en vue d’une exposition d’art moderne au lieu de faire une sculpture.

 

 

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