07 octobre 2021

60. « Le Divin Marché" par Dany-Robert DUFOUR

 

« Le Divin Marché - La révolution culturelle libérale » 


 

Essai de Dany-Robert DUFOUR, chez Denoël, 2007

 Voir dans ce même blog, l'article n° 114. « Le Divin Marché - La révolution culturelle libérale » - Dany-Robert DUFOUR , une version revue et augmenté de ce compte-rendu

 

Le livre que je viens de lire et que je vous invite à partager est un essai philosophique sur le marché mondial. Il a été publié chez Denoël par Dany-Robert Dufour en 2007. 

C’est encore un ouvrage incidemment trouvé à la bouquinerie de Bagnères–de-Bigorre, qui, on le voit, enferme bien des trésors...

L’essai du philosophe Denis-Robert Dufour (de 2007 donc) reste d’une grande actualité en 2021, et explique l’absence de réaction de tous les partis politiques face à la tyrannie actuelle. A part des voix isolées de gauche ou de droite aucun parti politique institutionnel, de l’extrême gauche à l’extrême droite, ni ne conteste le totalitarisme naissant ni n’informe la population de ce qui se passe réellement.

A part quelques voix isolées, l’élite intellectuelle, artistique, scientifique ou philosophique, dans son ensemble, reste plutôt silencieuse et semble gober passivement la propagande gouvernementale, voire, à en croire certaines, collabore parfois activement à la désinformation.

J’ai déjà résumé un livre de Dany-Robert Dufour, mais celui-là il était signé d’un pseudonyme : “Démosthène” et il était consacré à la ‘macronie’ et à E. Macron, et il constitue l’article n° 39 de mon blog. Il porte comme sous-titre “Philosophie de la ruse et de la démence”. Il est édifient.  

Comme édifiant est ce nouvel essai consacré, lui, au “divin marché”, cette nouvelle ‘religion’ du monde moderne.

 

 


L’auteur rappelle encore, comme dans le « Code Jupiter » (voir mon blog – art. 39. Emmanuel Macron : Le Code Jupiter), le rôle de la philosophie du médecin Bernard de Mandeville qui scandalisa au XVIIIème siècle et qui maintenant est la morale mondiale du libéralisme:

« Les vices des hommes dans l’humanité dépravées peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile et on peut leur faire tenir la place des vertus morales

 

D-R Dufour décrit comment nos sociétés modernes se croyant libres, débarrassées de différents formes de religion, suivent les instructions en fait d’un nouveau dogme, celui du « libéralisme » et sont entrées dans une nouvelle forme d’aliénation.

 

La dérégulation libérale produit des effets dans tous les domaines, effets constatés de façon éparse par les sociologues, les historiens, les politologues, les théoriciens de l’art, les psychanalystes, etc. Ils observent des changements dans le psychisme des individus, dans les usages langagiers, dans le nouveau rapport à la religion, dans l’art s’égarant en futilités égotiques, dans la façon de faire de la politique, dans les institutions classiques, famille et école, qui ne socialisent plus, etc.

 

Mais ces savants aveugles débitent des discours cacophoniques sans corréler leurs constats aux changements de l’économie libérale… Il faut nommer la bête qui apparaît aujourd’hui dans notre civilisation.

 

Bain philosophique

L’auteur propose avec ce livre de nous plonger dans un bain philosophique roboratif. D’autant plus urgent que ces changements affectent ce sur quoi la philosophe repose : le Logos et la Cité... Le devoir du philosophe serait alors... de nommer l’innommable et d’avertir ses congénères afin qu’ils prennent les dispositions nécessaire.

 

L’auteur cite Valéry qui a évoqué la mort des civilisations englouties avec leurs valeurs et leurs sciences. C’est précisément cette possible catastrophe annoncée par  certaines sentinelles aux yeux bien ouverts postées aux abords de notre village d’aveugles qui nous guette

 

En fait de bête, ce serait plutôt un, voire des troupeaux d’individus qui se présenteraient aujourd’hui. Des troupeaux bruyants, incultes, barbares, libérés de toutes règles, désinhibées, post-névrotiques, bien décidés à piétiner toutes les plates-bandes de la civilisation sur leur passage. Particularité de ces troupeaux : chacun de ses membres se croit libre alors qu’il est télécommandé, conduit par une puissante et invisible main de fer...Tous devenus les petits et grands soldats d’une puissante force dont ils ignorent presque toujours les tenants et les aboutissants et qu’il nous faudra...identifier.

 

Quel est le nouveau dieu de ces troupeaux d’individus qui se croient libres ? Après la religion nazie, la religion marxiste, une nouvelle religion, celle du Marché, est installée avec une nouvelle divinité qui nous laisse la bride sur le cou : le laisser faire remplace la régulation morale. Le Divin Marché ordonne de jouir !

 

L’auteur énumère les 10 bonnes raisons de se poser la question de la progression rapide de ces troupeaux conduits par une main devant être rendue visible et prévisible, à mesure que nos républiques se transforment en démocraties de marché.

 

Dix nouveaux commandements

Les 10 commandements de la nouvelle religion constituent les 10 chapitres du livre :

 

1-Le rapport à soi: Tu te laisseras conduire par l’égoïsme !

2- Le rapport à l’autre : Tu utiliseras l’autre comme un moyen pour parvenir à tes fins !

3- Le rapport à l’Autre : Tu pourras vénérer toutes les idoles de ton choix pourvu que tu adores le dieu suprême, le Marché !

4- Le rapport au transcendantal : Tu ne fabriqueras pas de « Kant-à-soi » visant à te soustraire à la mise en troupeau !

5- Le rapport au politique : Tu combattras tout gouvernement et tu prôneras la bonne gouvernance !

(La société civile contre l’État)

6- Le rapport au savoir : Tu offenseras tout maître en position de t’éduquer !

7- Le rapport à la langue : Tu ignoreras la grammaire et tu barbariseras le vocabulaire !

8- Le rapport à la loi : Tu violeras les lois sans te faire prendre !

9- Le rapport à l’art : Tu enfonceras indéfiniment la porte déjà ouverte par Duchamp !

(Comédie de la fausse subversion)

10- Le rapport à l’inconscient : Tu libéreras tes pulsions et tu chercheras une jouissance sans limite !

 

Ces 10 chapitres sont développés par l’auteur au long de 320 pages avec leurs manifestations et conséquences individuelles, sociales, politiques.

 

Les troupeaux égo-grégaires

En conclusion il distingue les divers troupeaux égo-grégaires : les troupeaux de consommateurs, des « innocents » déchus de l’accès à la pensée critique... en guerre contre la grande culture qui sont à la fois massacrés et massacreurs de pans entiers de culture, qu’il faut entendre mais ne pas laisser faire, les troupeaux de grands calculateurs hédonistes, affranchis des lois…

 

Après l’exploitation à outrance de la pulsion... (qui) détruit le sujet qui en est la source… la prolétarisation à outrance du consommateur...le libéralisme débridé commence à se trouver dans une situation de crise à laquelle il convient d’être attentif car un reflux de son déferlement redevient possible . C’est pourquoi il est indispensable de disposer d’un cadre unifié pour penser les champs divers où cette crise se déploie (économique, politique, psychique, symbolique et sémiotique).

 

Dans un précédent livre : On achève bien les hommes l’auteur signale qu’il y montrait que l’effondrement symbolique actuel, combiné à la course à l’innovation technologique propre au capitalisme ne pouvait déboucher que sur un projet : celui d’une re-création de la nature et de l’homme,..  projet insensé, fondé sur une folie rationnelle qui prête à la technologie la possibilité de tout résoudre... y compris ce que la technologie elle-même a détruit.

 

Des dangers écologiques

Il souligne la surdité de ce marché aux dangers écologiques imminents et son oubli du réel.

Il signale également qu’en Europe, et en France, en particulier... la mouvance d’extrême gauche, dite antilibérale, a été, dès les années 60... un puissant vecteur des idées libérales dans toutes les institutions et en particulier dans les institutions éducatives... La déconstruction de ces institutions, menées entre autres par Michel Foucault en France et Erving Goffman aux USA, s’est muée en volonté de destruction de ces institutions.

 

On se souvient de 1968 pour ses révoltes... On sait moins que 1968 fut le début d’un changement fondamental survenu dans le mode de régulation du capitalisme. Et on sait encore moins que les 2 événements se sont croisés… La désinstitutionalisation... a finit par toucher... toutes les grandes économies humaines.

 

Nous avons un symbole fort de cette rencontre historique entre « critique artiste » d’inspiration libertaire et dérégulation libérale : le programme de  désinstitutionalisation de Goffman, paru en France en 1968 dans Asiles, mis en place en 1966 par R. Reagan en Californie où on expérimentait alors les premiers réseaux informatiques. Une sorte de mariage contre nature fut alors consommé entre cette gauche artiste et cette ultra droite libérale qui a enfanté d’inquiétantes créatures…

 

D'une gauche à l'autre

Les héritiers de cette gauche entretiennent une totale cécité critique sur son passé et se trouvent dans l’incapacité de prendre la mesure de leurs responsabilités dans la destruction des institutions qu’ils ont prônée, ce qui est aujourd’hui le meilleur vecteur de l’extension du programme libéral.

 

Pas de contre-feu de la part d’une gauche politique à l’irruption libérale-libertaire et le besoin de débouché électoral de l’ancienne « critique artiste »ont entraîné la gauche politique depuis les années 80 à laisser tomber de plus en plus le modèle républicain et les tentatives de régulation de l’économie du gaullisme pour devenir une gauche molle, postmoderne, laxiste, sociale-libérale affirmant tout et son contraire.

 

Quant à ce qui reste du communisme... évincé de l’histoire… ce n’était qu’un produit dérivé de l’économisme qui avait rejeté... le marché et l’avait remplacé par la coercition permanente.

Dans ces conditions il ne reste à la droite libérale déclarée qu’à passer de temps en temps au pouvoir pour parfaire l’œuvre si bien menée par d’autres. Le plus souvent il lui suffit d’agir dans l’ombre par ses « thinks tanks », par ses nombreux relais dans l’opinion et autres groupes de pression... Une droite qui tente de masquer son libéralisme sous une couche de populisme s’efforçant de ressembler à du républicanisme.

 

Jeu de dupes 

C’est probablement ce grand jeu de dupes qui explique que plane sur les populations déboussolées un étrange sentiment de confusion, de résignation et de colère. Mais tout n’est pas perdu, tous n’ont pas renoncé... de plus en plus de voix venant de gauche, du centre, de la droite classique ou de nulle part en appellent à un sursaut... On sent  dans le peuple un désir de comprendre ce qui arrive et une volonté de résister aux dérives égo-grégaires produites par l’extension du modèle libéral...pour penser plus et dépenser moins.

 

Pour l’auteur il s’agit non pas de se débarrasser entièrement  du libéralisme qui a permis des libertés individuelles et une élévation du niveau de vie, mais de se débarrasser de ses effets pervers envahissants qui tiennent à la croyance que les intérêts égoïstes privés peuvent s’harmoniser par autorégulation spontanée... Le laisser-faire est une supercherie à tendance religieuse…

 

La volonté politique nécessaire pour nous sortir de là procède d’individus prêts à se démettre d’une partie de leur jouissance privée pour constituer, par pacte, un « moi commun »… Il est alors clair que le salut dépend en dernier ressort de chacun de nous.

 

Nous en sommes arrivés au début des conséquences ultimes et visibles du libéralisme débridé : un totalitarisme barbare et son projet transhumaniste de re-création de l’homme, dont l’auteur nous avait averti en 2007 (« projet insensé, fondé sur une folie rationnelle »…).

 

Il est d’une extrême urgence de sortir de la confusion et de la résignation et de développer le nécessaire discernement et courage dont nous avons tous besoin pour éviter le pire qui se profile actuellement.

 


Dany Robert Dufour
, philosophe, professeur en sciences de l’éducation à l’université paris VIII, directeur de programme au Collège international de philosophie Auteur de nombreux ouvrages dont Folie et Démocratie (1996), L’Art de réduire les Têtes (2003), On achève bien les hommes (2005), etc.

 

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